Colons contemporains

Il y a des jours comme ça où tout semble frappé de fausseté. Le réel s’ébrèche et on se surprend à considérer sa vie comme une fiction.

Le 9 août 2010, comme tant d’autres, j’ai vu se jouer une curieuse scène sur l’écran d’une télévision.

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Image extraite du film L’Or des autres, de Simon Plouffe

Ce jour-là, au téléjournal, on a vu deux agents de la Sécurité du Québec traîner Ken Massé hors de chez lui.

Comme d’autres, j’avais entendu parler dans les médias de ce résident de Malartic. Je savais qu’il refusait obstinément de quitter sa maison, située sur le futur site de l’une des plus grandes mines d’or à ciel ouvert du Canada.

De Malartic, je ne percevais que des échos lointains et incompréhensibles.

C’était tout de même étrange de penser que la compagnie minière avait commencé à relocaliser certains habitants du quartier Sud de Malartic, avant même d’avoir obtenu du gouvernement l’autorisation d’exploiter le gisement. C’était digne du Far West. Ici, ça semblait pourtant aller de soi. C’était une vieille habitude, quelque chose comme une fatalité. Au-dessus de la loi de Dieu, la loi des Mines.

C’était pour le moins absurde de penser que le sous-sol d’une propriété pouvait (re)devenir un espace industriel sous les pieds des citoyens, malgré leur présence. À la verticale, la propriété privée (re)devenait pure convention.

Certes, lorsque Ken Massé fut expulsé de chez lui manu militari, l’exploitation du projet aurifère avait été autorisée. La procédure d’expropriation était légale, l’éviction du citoyen récalcitrant était justifiée d’un point de vue administratif. Affaire classée.

Mais comment comprendre que des représentants des forces de l’ordre puissent interpeller des citoyens chez eux au nom de l’intérêt d’une compagnie privée ?  C’était pour moi un non sens-absolu. Pire, une trahison .

C’est peut-être à ce moment-là que j’ai commencé à me demander sérieusement où je me trouvais (ICI).

J’avais jusqu’alors pensé que j’étais une citoyenne comme les autres, mais les images de l’éviction de Ken Massé m’avertissaient que je pouvais en tout temps être mise au ban, évincée de ce que je croyais être mon domicile, ma communauté.

C’était Ken Massé, c’était moi, c’était nous.

*

Il faut écouter la conférence qui suit, ce « Portrait du Québécois en colon » dressé par Alain Deneault.

Dans les ouvrages Noir Canada et Paradis sous terre,  Alain Deneault a mis en lumière la législation de complaisance qui a fait du Canada un paradis fiscal pour l’industrie minière.

Sa réflexion s’étend au poids de l’héritage colonial canadien sur la culture politique québécoise, particulièrement dans le domaine des relations avec les multinationales.

La prémisse de cette réflexion est que le Canada est une colonie, une souveraineté privée, « un Congo de Léopold II réussi ». Une colonie, c’est une région administrative satellite gouvernée en fonction de considérations économiques. Dans un tel contexte, les villes sont créées avec le dessein d’alimenter des marchés extérieurs. De ce point de vue, Malartic n’existe que par ou pour l’exploitation de l’or. Dans sa conférence, Alain Deneault décrit justement les citoyens de Malartic comme des citoyens mis au défi de défendre leur autonomie politique dans une ville qui est le fruit d’une « généalogie industrielle et coloniale ».

Dans le système colonial, il y a les colonisateurs, les colons, les colonisés. Au Canada, les colonisés sont les Premiers Peuples. Les Canadiens-français puis Québécois, à titre de main d’oeuvre soumise au service du projet colonial de spoliation des « ressources », sont des colons – au même titre que les Canadiens-anglais, même si un rapport de force politique et économique s’est historiquement instauré entre ces différentes catégories de colons.

L’intérêt de la réflexion d’Alain Deneault est, entre autres, de situer les outils de réflexion sur les luttes sociales québécoises dans le contexte d’un « transfert culturel » de l’Europe à l’Amérique. Il semble que l’impensé de cette transposition culturelle, ce soit le colon. Tandis que, depuis la Révolution tranquille, la réflexion politique québécoise s’est abondamment référée à la figure du colonisé théorisée par Albert Memmi, il semble bien que le portrait du colon reste tout entier à faire.

 

*

Ce que l’éviction de Ken Massé rappelle, c’est la condition intrinsèque du colon, particulièrement dans ce Nord québécois, ce front pionnier au développement si récent. On est ici sur la ligne de front de l’exploitation des ressources. Difficile de se voiler la face devant cette réalité coloniale.

Le colon est avant tout main d’oeuvre. Si ses enfants et petits-enfants croient habiter le lieu où ils sont nés, ils peuvent à tout moment (re)devenir des squatteurs occupant illégalement un site industriel.

Le colon a pu momentanément tirer profit de ce système de prédation des ressources (peaux, bois, minerais…), mais s’il entrave l’exploitation de ces ressources, il peut être exclu de la communauté des colons, perdre la jouissance de son lieu de vie, être dépossédé – lui qui possédait si peu.

Je crois que ce portrait du colon, dont Alain Deneault jette courageusement les bases, devra prendre en compte la question du lien social (ou de son absence) devant le sacro-saint développement économique – Rappelons que chaque soir, au téléjournal de l’Abitibi-Témiscamingue, on célèbre avec candeur la bonne nouvelle économique, cet évangile contemporain.

*

Ce portrait du colon, c’est un autoportrait en colon.

Cet autoportrait, c’est peut-être le point de départ d’une relecture critique des discours qui nous masquent notre réalité coloniale et nous empêchent d’agir sur elle.

C’est peut-être une occasion de relire et redire les rapports de force avec les colonisé(e)s et les puissances colonisatrices.

Se relire et  se redire pour mieux se nommer.

Peut-être le début d’une autre façon de se penser comme Québécois(e)s.

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À une remarquable oubliée

Madame,

Cette lettre pourra sembler tardive, vaine, insensée. Pourtant je sens le besoin de vous l’adresser, en dépit de l’espace et du temps qui me séparent de vous.

L’histoire littéraire est cruelle aux femmes, et si quelques rares anthologies de littérature québécoise vous mentionnent, c’est pour vous qualifier d’écrivaine voyageuse.  

Voyageuse. Comme une touriste en quête d’exotisme, peut-être.

Votre séjour de seize ans au Québec, l’écheveau de vos amitiés littéraires de part et d’autre de l’Atlantique, tout cela n’y aura rien fait. On a certes nommé le lac Marie-Le-Franc en votre honneur, mais vous serez restée une étrangère. On ne vous aura pas pardonné d’être retournée en France finir vos jours. Vous n’êtes pas devenue d’ici.

On a trop parlé de votre vie privée, de cette correspondance avec Arsène Bessette qui vous poussa à quitter votre Bretagne natale, de cette promesse amoureuse qui s’échoua abruptement sur le quai de la gare de Montréal.

Qu’importe. La traversée était accomplie. Ce rendez-vous manqué vous ouvrit les portes du continent.

Voyageuse.

En 1933, à l’ouverture de la colonie de Rollet, vous accompagnez un groupe de colons venus de l’Outaouais. Vous passez plusieurs semaines avec ces damnés de la Grande Dépression. Vous vivez à leurs côtés l’indigence, la maladie, la faim. En 1934, vous publiez La Rivière solitaire.

La même année, l’abbé Proulx filme la fondation de la paroisse de Roquemaure en vue de ce qui deviendra son édifiant En pays neufs. Les colons y sont édentés mais souriants, démunis mais déterminés, et surtout terriblement muets. En voix off, l’abbé Proulx monopolise la parole.  Comme en chaire, il énonce le discours officiel de la colonisation. C’est bien commode, un colon silencieux.

Dans La Rivière solitaire, vous mettez en scène des citadins désorientés, mal préparés à leurs nouvelles vies de cultivateurs. Sous votre plume, les colons sont mélancoliques, traversés de doutes, parfois portés à la révolte. Vous faites entendre les craintes de ceux qui deviendront, bon gré mal gré, des pionniers. Vous pressentez que tous ne parviendront pas à se bâtir un royaume.

On pourra objecter que les colons de Rollet s’installèrent dans le cadre du plan Gordon, tristement célèbre pour sa désorganisation, tandis que la colonie de Roquemaure fut créée à l’époque du plan Vautrin, qui encadra de manière plus stricte l’installation des colons.

Là n’est pas le propos. D’un côté, il y a la propagande, et, de l’autre, la parole de ceux que l’on a fait taire. Je ne vois nulle épopée dans La Rivière solitaire. Vous conférez aux colons une intériorité, une grandeur d’âme qui s’exprime dans un quotidien à inventer comme depuis une table rase.

L’abbé Proulx filme les arbres du haut vers le bas en signe annonciateur de la victoire de l’homme sur la nature. Pour faire de la terre, on ne reculera devant rien.

Votre regard européen fait paysage. Dans La Rivière solitaire, la nature se fait le miroir des âmes. Les humains traversent des étendues insondables et sont eux-mêmes traversés par ce Nord mystérieux, qui fait écho à l’incertitude de leur sort.

L’intrigue de votre roman peut sembler complexe. Elle se fonde sur les trajectoires croisées de la jeune Rose-Aimée et de l’infirmière de colonie Anne Bruchési. Vous vous attardez à la transformation de ces deux jeunes femmes, à un âge où il s’agit pour chacune de trouver mari et de prendre place dans la société. Votre roman décrit leurs quêtes amoureuses alors qu’elles cherchent à commencer une vie d’adulte dans une communauté naissante. C’est peut-être ce qui lie le plus profondément le destin de ces personnages à celui de leur communauté : l’esprit de recommencement.

Cela ne ressemble à rien. En tout cas, certainement pas aux canons de la littérature officielle de l’époque. Dans La Rivière solitaire, on ne reconnaît pas les bons vieux Pays d’en haut. Contrairement à votre illustre prédécesseur, Louis Hémon, vous ne vous référez pas à une typologie de personnages inspirés par l’idéologie de la survivance. La communauté que vous mettez en scène est disparate, métissée. Vous la dépeignez comme une « tribu errante » formée d’ouvriers ruinés, de hobos et d’immigrés de passage. La colonie est administrée par des prêtres et des commis souvent dépassés par l’ampleur de la tâche.

Vous préférez l’observation psychologique et sociale aux codes du roman du terroir. Ceux-ci vous concernent-ils seulement ? Vous vous adressez à un public français, comme en témoignent les notes de bas de page de votre roman. Vous n’ignorez pas que, dans le contexte des années 30, le regard que vous portez sur ce Québec du front pionnier est par définition subversif, puisqu’il se situe en marge du discours idéologique qui fonde « l’ouverture » de ces « pays neufs ». Votre roman est ponctué de commentaires discrets qui ne laissent aucun doute sur votre distance envers les discours officiels, que ceux-ci émanent des médias ou des élites de l’époque.

Vous êtes alors illisible, inaudible.

Irrécupérable, assurément.

Vous n’entrerez pas dans l’histoire littéraire québécoise, sinon comme la représentante d’une littérature mineure. De l’autre côté de l’Atlantique, un lycée de Lorient sera nommé en votre honneur. Mais qui se souvient de vous?

Des voix s’élèvent aujourd’hui pour souligner votre contribution littéraire à l’imaginaire du Nord québécois. Une contribution d’autant plus remarquable que vos héroïnes sont d’inestimables contrepoints aux incarnations du « héros nordique », cet homme blanc tantôt colonisateur, missionnaire, explorateur.

Voyageuse.

Quand je regarde cette photo de vous dans la forêt,  le béret vissé sur la tête, entourée d’hommes et prête à embarquer dans un canot pour une randonnée, le qualificatif « voyageuse »  prend la même noblesse que son équivalent masculin et vous fait accéder à la tribu des aventuriers accourant à leurs épousailles avec le territoire.

Je me plais à penser que si La Rivière solitaire compte deux personnages principaux, c’est que chacun d’entre eux symbolise une partie de vous. Rose-Aimée traduit votre amour pour cette nature que vous avez décrite comme nulle autre à votre époque. Rose-Aimée est l’incarnation de la rivière solitaire, elle est le paysage du Nord fait femme. Elle finira par s’enraciner sur cette terre difficile.

Sous les traits d’Anne Bruchési, la jeune infirmière qui délaissera la colonie pour retourner à Québec, je vois cette part de vous tendant vers l’ailleurs, incapable de se résoudre à se fixer en un lieu unique.

La séparation des deux femmes, à la fin du roman, m’apparaît comme la marque d’une appartenance migrante, la trace d’une identité double, duelle.

Voilà la rêverie que je vous tends aujourd’hui. Vous ne pourrez confirmer cette supposition. Et je ne révolutionnerai pas l’histoire littéraire avec mes hypothèses.

Si je vous écris, par-delà les ans et la mort, c’est qu’il m’importe de penser ce lieu d’où vous avez parlé.

Il est rassurant de savoir que d’autres avant nous ont parcouru les mêmes chemins.

Lorsque je doute de ma parole, je me rapporte à vos textes inclassables, à votre discrète détermination. Et je m’accroche aux pistes que vous avez laissées derrière vous, le long de votre inlassable randonnée.

Hélène Bacquet

Balises bibliographiques
Daniel Chartier, « Au Nord et au large. Représentation du Nord et formes narratives », in  Problématiques de l’imaginaire du Nord en littérature, cinéma et arts visuels, Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires, coll. « Figura », 2004.
Ducrocq-Poirier, Madeleine, Marie Le Franc au-delà de son personnage, collection Jadis et naguère, éditions La Presse, Ottawa, 1981.
Le Franc, Marie, La Rivière solitaire, FIDES, collection Nénuphar, Ottawa, 1957.
Lucas, Gwenäelle, « Des réseaux locaux au réseau global: le projet de Marie Le Franc (1906-1964) », Études littéraires, vol. 36, n° 2, 2004, p. 71-90.
Nadeau, Amélie, « Domination et passivité, L’image de la femme dans Hélier, fils des bois, de Marie le Franc et Le Gardien des glaces, d’Alain Gagnon », Posture n.6, dossier Littérature québécoise, printemps 2004.
 Louis-William Graux, illustration de l'édition originale de La Rivière solitaire

Louis-William Graux, illustration de l’édition originale de La Rivière solitaire

Frontière

Il était une fois le Nord québécois : désert, frontière à repousser, espace à occuper, terra nullius.

L’Abitibi fut ce Nord mythique, après les Pays d’en haut, avant la Baie James.

Chaque fois réinventé, ce Nord est un rêve, un territoire idéologique.

*

Dans un article intitulé « Le Québec et les idéologies territoriales », Paul Claval retrace les discours qui, au Québec, ont façonné le rapport culturel à l’occupation du territoire.

Les premières entreprises coloniales européennes se développent dans le contexte de l’universalisme chrétien. Le projet des Français en Amérique est de faire triompher la foi catholique et la gloire du Roi. Leur ambition est continentale. À cette mission s’ajoutent évidemment des considérations économiques ne nécessitant que des comptoirs, des têtes de pont pour la puissance coloniale. Il ne s’agit pas tant de créer une nouvelle société que d’établir des îlots servant de relais dans le circuit économique reliant la colonie à la métropole.

En Nouvelle-France, le pouvoir limite l’implantation agricole aux rives du Saint-Laurent. Le pays d’en-Haut est réservé à la traite. Il doit rester vide d’habitants pour éviter des fraudes nuisant à la perception des droits sur les peaux. L’expansion territoriale s’explique quant à elle par le zèle missionnaire. Une partition à la fois économique et symbolique de l’espace s’esquisse alors : d’une part, un foyer de peuplement agricole sur les rives du Saint-Laurent, et d’autre part, une terre « vierge » illimitée, offerte aux prédations économiques et aux velléités missionnaires.

Entre les deux, aux marges de la zone habitée, apparaît un nouveau milieu, influencé par l’appel des mondes vides, un espace de liberté qui corrode les institutions importées de France. La suspicion que les coureurs des bois inspiraient aux autorités religieuses et politiques est légendaire.

Après la Conquête, les Canadiens-français gardent en héritage l’idée d’une mission continentale ainsi que la nécessité de la conversion des Autochtones, justifiée par les revenus économiques du commerce des peaux. La conquête ajoute également un héritage traumatique : les Canadiens-français s’enferment dans l’espace laurentien. L’aire de sécurité est celle des vieilles seigneuries, dans les cadres rassurants de la paroisse et de l’Église. La pénétration des espaces vierges profite aux Anglais et aux Loyalistes.

À partir des années 1830, face à la crise liée à la surpopulation agricole, les élites et l’Église cherchent une solution visant à conserver à la société canadienne-française son caractère rural, par peur d’une anglicisation associée aux milieux urbains et industriels. On se tourne vers le Nord, en cherchant à y développer des terres agricoles. Dans La Terre promise, le mythe du Nord québécois, Christian Morissonneau retrace la genèse de ce puissant mythe du Nord, toujours vivace aujourd’hui en dépit de ses reformulations.

*

Christian Morissonneau postule que le Mythe du Nord est l’équivalent québécois du mythe états-unien de la frontier.

Changement de vocabulaire. Ce qu’on a appelé la colonisation au Québec est décrit comme l’ouverture d’un front pionnier. L’expression a été forgée par des géographes pour décrire une réalité observable dans des pays élargissant leur espace habité à même des régions « neuves » inhabitées ou habitées de manière sporadique par des populations à niveau technique moins avancé que la population envahissante.

Au Québec, l’ouverture des fronts pionniers – ou régions de colonisation – s’est fondée sur un discours agriculturiste mais reposait en réalité sur une stratégie territoriale.

En 1839, lorsque Lord Durham dépose son rapport, l’empire français américain, démantelé après le traité de Paris de 1763, se résume à son noyau originel laurentien. Rappelons par ailleurs qu’en 1840, la Hudson’s Bay détient un bail sur des territoires nordiques qui s’étendent jusqu’à la limite sud des Laurentides – En 1912, en annexant l’Ungava, le Québec s’agrandira des deux tiers. Il faut avoir en tête cet espace exigu et rétréci pour comprendre le mouvement d’expansion territoriale qui se développe à partir de la moitié du XIXe siècle.

Dans leur article « La colonisation au Québec : une décolonisation manquée », Christian Morissonneau et Maurice Asselin ont le mérite de formuler le paradoxe à l’oeuvre dans l’ouverture des fronts pionniers québécois : le Canadien français se fait colonisateur. Notant au passage que les Autochtones ont été totalement ignorés par le discours de l’ouverture du Nord (quand les politiques d’Ancien Régime formulaient au moins le souhait d’une intégration), les auteurs soulignent que l’entreprise de la colonisation fut tout aussi colonisatrice que celle des puissances européennes, et ce, malgré un déni certain qu’ils taxent de masochisme intellectuel. Par le Nord, le Québec tentait de se donner la légitimité de son existence au Canada et de forger, à travers le mythe, son identité nationale. La colonisation était à la fois nostalgie d’un continent perdu et espoir d’un pays à inventer. Agrandir le territoire, c’était aussi élargir le champ d’action de l’état et, ce faisant, le doter de véritables desseins géopolitiques. En cela, le mythe du Nord inspire le mythe de l’état-nation québécois.

Morissonneau et Asselin rappellent que l’ouverture des fronts pionniers québécois est foncièrement catholique: « Dans son aspect religieux, la colonisation, loin d’être repli sur soi, visait à agrandir le territoire catholique et à le signifier catholique par les noms de lieux puisés dans le martyrologue, les croix de chemin et les clochers. Il existe ici une géographie religieuse, que nous traduisons en géopolitique religieuse, qui tient du mythe de la mission providentielle – rappel aux origines de la Nouvelle-France – avec les exploits héroïques des Jésuites, la fondation mystique de Montréal et les déclarations officielles de Cartier et de Champlain. » (Morissonneau et Asselin, 1980, p.148).

(J’ajoute: quand on s’attarde à la toponymie de l’Abitibi-Témiscamingue, on est frappé par l’omniprésence des noms des régiments et des officiers de l’armée de Montcalm, comme si la fondation de ce front pionnier se voulait précisément perpétuation de la Nouvelle-France et revanche sur la Bataille des plaines d’Abraham.)

D’un côté, un discours catholique au service d’un projet de survie culturelle, de l’autre, un modèle de développement économique guidé par le grand capital (malgré les cris d’orfraie des curés à l’endroit du protestantisme et du matérialisme américains) et auquel les Canadiens-français ne participent pas. Morissonneau et Asselin démontrent que la colonisation de l’Abitibi se fonde sur un modèle de développement incohérent au regard de sa justification agriculturiste (par exemple, la localisation de paroisses « à cheval » sur la ligne de partage des eaux, c’est-à-dire dans des zones défavorables au bon drainage des terres).

Les auteurs soulignent que c’est le désir d’appropriation symbolique qui a primé sur l’appropriation économique de ce nouveau territoire. Par conséquent, sur le plan du développement économique, ce sont les actions favorables à court terme qui ont été favorisées, tandis qu’à long terme, c’est la survie culturelle du groupe qui primait et qui justifiait l’intervention étatique. Morissonneau et Asselin établissent d’ailleurs une comparaison fort intéressante entre les développements de l’État ontarien et de l’État québécois. En Ontario, les politiques de développement ont eu pour objectif de mobiliser les ressources et les hommes, en visant une maîtrise matérielle et en se souciant peu d’une égale maîtrise symbolique. En Ontario, il y a donc eu une surdétermination économique par opposition à la surdétermination idéologique québécoise.

Je ne résiste pas au plaisir de citer une très grande partie de la conclusion de l’article de Christian Morissonneau et Maurice Asselin, tant celle-ci ne semble percutante, trente-six ans après sa publication, en 1980.

« Le drame de la colonisation des « terres neuves » au Québec est non seulement d’avoir ignoré puis aliéné l’Indien, comme tous les mouvements colonisateurs occidentaux, mais encore d’avoir occupé culturellement et non économiquement cet espace. Les clochers ont balisé le territoire ouvert et les toponymes français- la plupart du temps des hagionymes qui ajoutent au fait linguistique le fait catholique indissociable – ont signifié l’appartenance. Mais l’église, si haut construite soit-elle et visible sur les hauteurs, est une portion de territoire sacré où par définition règne sans partage l’esprit. Elle est davantage symbole de permanence, soit d’appropriation du temps. Aussi accroche-l’oeil dans le paysage, mais exploitant la matière : les mines et leur chevalet et collines de déchets, les grandes scieries, les usines de pâte et papier au bord des rivières. S’inscrit ainsi au Québec une dichotomie paysagique profonde qui ne peut pas ne pas retentir sur l’homme d’ici. Le paysage est surprésence de l’Autre qui donne emploi et salaire et signale sa puissance d’une façon si visible qu’elle n’admet aucune ambiguïté. Alors dans quel pays habite le Québécois s’il est entouré de signes qui lui rappellent sans cesse sa dépendance et son aliénation? Étranger lui-même en son propre pays!

Coloniser, c’était être dominé par le même Américain que celui des « facteries ». Le résultat de la colonisation était non seulement une décolonisation manquée, mais une véritable colonisation étrangère du pays qu’on se donnait. La mine américaine prolétarisait le défricheur comme l’usine de textile le faisait du migrant. Le choix ne se fit bientôt qu’entre la domination chez soi et la domination chez l’Autre : on voit mieux ce qu’était la géopolitique comme réponse à la nécessité et ce qu’il en advint. Ici, le mythe québécois du Nord, mythe fondateur, prend tout son sens. Il est toujours aussi fonctionnel : dans les années 1860-1870, émergence de l’idée d’un territoire national et aujourd’hui justificateur du Grand Oeuvre de la Baie James. Hier, mythe du Nord en termes de colonisation, aujourd’hui en termes de décolonisation. Il nous paraît évident que tout le message explicite et tout le non-dit du mythe du Nord portait en lui l’affirmation de l’identité nationale définie par une territorialité à construire. Ce mythe qu’on peut traduire par « être et devenir par le Nord » pourrait avoir plus tard des significations internationales, car fondement d’un territoire national indépendant. Le Québec d’aujourd’hui ne se comprend vraiment que par une connaissance géohistorique du Nord et du mythe qui lui donne signification. Les fondements des représentations de cette terre neuve et les politiciens qui s’y appliquent permettent d’expliquer en grande partie ce qu’on appelait autrefois la colonisation et aujourd’hui l’autonomie ou l’indépendance politique.

De la Terre promise, on est passé insensiblement à l’État promis, c’est-à-dire du mythe du Nord au mythe du Québec. À une géopolitique régionale où les notables du clergé et de l’État apportent une parole d’espoir et l’accroissement de leur pouvoir succède une géopolitique nationale où s’entend la même parole messianique. La promesse de la différence assurée, de la culture conservée, de la race ou de la nation qui doit survivre, est toujours fondée territorialement. Hier au Nord par le colon, aujourd’hui au Québec tout entier, par la petite et moyenne entreprise (PME). Il y a plus d’un siècle, le mot d’ordre de la survivance était « Emparons-nous du sol », commandement essentiellement géopolitique auquel s’associait le démarrage économique par le défricheur-bûcheron ouvrant la terre pour l’agriculture, première étape du développement, image modeste mais vue comme fidèle au miroir de notre réalité de petit peuple. Au début de la décennie 1980, le fondement économique passe par la PME, même image modeste du même petit peuple fragile. On a élargi le territoire, par l’appropriation d’un territoire neuf. Maintenant que le pays québécois ne peut plus s’étendre (sinon vers le Labrador, épine territoriale dans le flanc nordique québécois), il paraît bon à la même élite qu’il y a cent ans de borner la nation par une frontière étatique. Puisque la colonisation n’a pas conduit à la décolonisation espérée, la mainmise sans partage sur la politique assurera peut-être cette décolonisation. L’identité s’est construite à travers une culture singulière (langue et religion) et une territorialité nordique toujours élargie. Demeurent une langue affaiblie et le pays incertain : viennent alors les lois pour protéger la culture et le référendum pour se donner un État.

Un des éléments contemporains, dans la continuité décolonisatrice, est l’arrivée de nouveaux missionnaires-décolonisateurs au service de l’État, c’est-à-dire les technocrates plus ou moins nationalistes, pour qui le national devient fonctionnel donc profitable. ces nouveaux clercs de l’état laïque remplacent les anciens de l’État clérical : ils sont les nouveaux définisseurs et contrôleurs de l’identité québécoise. leur parole n’est pas chaude comme celle des leaders de la colonisation/décolonisation – du curé Labelle au premier ministre René Levesque – elle est plutôt froide. Le mythe, chez eux, vire à l’utopie : la planification chasse la spontanéité. Si le mythe du Nord, c’est le mythe de l’État, pour ces nouveaux missionnaires, l’État devient de plus en plus gestionnaire. La parole mythique du politique camoufle mal le comptable-planificateur et ses rêves empruntés au modèle scandinave pour le social et au modèle français pour les structures étatiques elles-mêmes. Les technocrates sont impatients que la politique , petite et grande, cède le pas (une fois réglée la question nationale) à la technique. La géopolitique est morte, vive la géotechnique! Le pays n’aura plus besoin de parole signifiante pour être et demeurer : il sera devenu État. » (Morissonneau et Asselin, 1980, p.153-154)

*

Sur un ton volontiers polémique, la conclusion de Christian Morissonneau et Maurice Asselin fait ressortir avec brio les lignes de force d’un paysage culturel, la trame trop souvent méconnue d’un imaginaire collectif. Je ne sais quelle fut la réception de leur article en 1980 mais je ne peux que constater à quel point celui-ci donne matière à réflexion à l’heure du Plan Nord.

Le mythe du Nord est constitutif de l’histoire politique, sociale et culturelle du Québec. Penser le Nord, c’est penser le Québec.

L’Abitibi n’est plus le tenant du titre du Nord québécois. Mais le mythe, tenace, se reformule. Une nouvelle fiction identitaire s’écrit actuellement sur la page blanche d’une lointaine terre vierge et illimitée (« le chantier d’une génération », paraît-il). Un nouveau plan nordique, sur un territoire idéologique rêvé à distance.

Références:
Claval, Paul, « Le Québec et les idéologies territoriales », Cahiers de géographie du Québec, vol. 24 , numéro 61, avril 1980, p.31-46
Morissonneau, Christian, La Terre promise, le mythe du Nord québécois,Montréal, Hurtubise. HMH, Cahiers du Québec, Collection ethnologie, 1978. 212 p.
Morissonneau Christian et Asselin Maurice,  « La colonisation au Québec », vol. 24, numéro 61, avril 1980, p.145-155.

ICI

À l’époque, j’écoutais avidement la radio.

J’écoutais Radio Canada – bien avant que la station ne soit renommée Ici Radio-Canada, avant que les antennes régionales ne se voient menacées par les coupures dans les budgets de la société d’état.

La radio était ma voie d’accès privilégiée à ma terre d’adoption, ce microcosme à découvrir, ce continent à explorer.

Le samedi matin, le radio-réveil s’enclenchait et les nouvelles métropolitaines se déversaient sur mon inconscient. Ralenti par un demi-sommeil, mon cerveau faisait l’effort de me ramener à l’ici et maintenant :

HÉLÈNE 1
Où suis-je?

HÉLÈNE 2
Tu te trouves dans ta chambre, dans ta maison, au Témiscamingue. Tu te souviens? Ton départ de la France, l’immigration, tout ça…?

HÉLÈNE 1
Oui, oui, c’est bon. Mais pourquoi est-ce c’est Joël Le Bigot qui parle à la radio? C’est la voix que j’entendais le matin quand je vivais à Montréal.

JOËL LE BIGOT
Merci…Meeeeeerci Francine Grimaldi….c’est teeeeeerminé.

HÉLÈNE 2
En Abitibi-Témiscamingue, l’antenne locale ne diffuse pas d’émission la fin de semaine. La programmation switche automatiquement sur celle de Montréal.

HÉLÈNE 1
Euh, pardon, tu as dit « switche »?

HÉLÈNE 2
Oui, ma chérie, ça s’appelle la plasticité neuronale. Tu vas voir, tu vas penser en québécois, tantôt, ça va t’arriver d’un seul coup, drett’ de même. (Son de claquement de doigts)

HÉLÈNE 1
Ah, d’accord… mais quand est-ce que je vais entendre les informations locales?

HÉLÈNE 2
Lundi matin, on te fera un résumé de ce qui s’est passé dans la région cette fin de semaine – ce week-end, si tu préfères. Bon, allez, debout ! L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.

Durant ces  courts instants de vertige, il me fallait passer par une sorte d’ajustement pareil à celui effectué par les téléphones dits intelligents : une étape de géolocalisation. Ce doute matinal sur ma position sur la map a sans doute fait en sorte que l’adverbe ici a pris de l’importance dans ma réflexion d’auteure migrante.

Ici, où êtes-vous?

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Il y a quelques années de cela, l’auteure-compositrice-interprète Marie-Hélène Massy Emond m’a invitée à une soirée de poésie en marge du lancement de son album Qui vive. Pour  l’occasion, j’ai composé le texte suivant, On passera l’hiver.

Ici est un point dans l’espace
Ici se révolutionne immobile
Au levant le crépuscule bascule dans l’aurore
Des aigles pendent circulaires au skyhoock
Ici donne le vertige vu d’en bas
Ici redit le nom de capitaines d’armées étranges
Vaincues bien loin d’ici
Répète le nom de contrées en miroir
De l’autre côté d’une mer sans tain
Ici s’agrippe à ailleurs
Ici troque son nom
Pour des breloques
De femmes de ministres
Ici monnaie sa fausse virginité
Fait sa terra nova au plus offrant
On nous a peint un ciel en or
Un ciel comme un jour de sacre
Un ciel de gravure un ciel de cathédrale
Un ciel d’acte de foi
On nous a dessiné une vue de l’esprit
Des chemins battus de petites épopées de grandes misères
Des cantons des claims au cordeau
Mais ici
Cherche ses noms
Encore
Ici veut se rappeler à lui-même
Sans fiction sans accroire
Ici veut se voir ailleurs que dans le reflet d’un écran noir
Faute de temps d’antenne la fin de semaine
Ici veut se dire
Sans trembler à l’idée que la mine ferme et qu’il faille renaître encore
Pour des miettes et du petit pain
Le ciel s’enfièvre
Les quatre vents colportent la faillite du monde l’odeur du sang
Les morts en direct
Pendus pendant aux graphiques de la Bourse
Les pas des marcheurs mus par la colère
À la radio le marché du rachat des bijoux en or explose il faut éviter les pièges
Ailleurs la peur prospère
Ici en symétrique
On peut danser en attendant
Sur la même corde funambuler inverses
Et se griser à la poussière de quartz
Ici remue
On se blottit
Sur la toile la contagion les volumes d’échange et la perte de confiance
Un grand cheval nerveux se cabre dans le ciel des valeurs refuges
Le monde répand sa houle en vaguelettes jusqu’ici
On se blottit sous la pleine lune
On espère construire une maison
Faire sécher au soleil glacé des lavages de famille nombreuse
Le monde est suspendu à la corde des enfants tournant sous leur poids
Un enfant s’élance et flotte
Un vieillard atterrit
On passera l’hiver
Dans nos maisons d’argile ballotées par le gel
On passera l’hiver
A écouter le monde rugir à voix basse
On guettera les outardes et leur glissade
Sur des rails magnétiques
Alors
On se rappellera le printemps
On fera un herbier des noms de lieux oubliés
On colligera toutes les buées et toutes les flammèches
On démêlera les rais de lumière pour en nommer les couleurs
On réapprendra l’art du feu
On se réchauffera à des milliards de big bang miniatures
En regardant la braise du monde se défaire et se réinventer
Tandis qu’ici incandescent reprendra sa place
Sous nos mains

La première version de ce poème a été publiée en 2012 dans le numéro 16 de la revue La Passe, éditée par Philippe Blondeau et Tristan Félix (France).

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On passera l’hiver est pour moi le poème liminaire d’une cartographie très personnelle, à mi-chemin entre le paysage et l’autoportrait.

La cartographie d’un imaginaire mouvant, d’une déconstruction de soi ailleurs, d’une reconstruction de soi en autre.

Dans sa postface à la réédition de La Québécoite, Régine Robin écrit:

« Et puis, bien entendu, l’écrivain migrant est aux prises avec son pays d’origine, qu’il l’ait quitté pour des raisons politiques, économiques, ou tout simplement personnelles. Il lui faut faire un certain travail du deuil, ou un réaménagement mémoriel. Ce travail n’est pas simple et c’est souvent pour cela qu’on se met à écrire. Pour se supporter ailleurs, pour creuser en soi une certaine altérité, pour domestiquer la nostalgie et mettre à distance l’inquiétante étrangeté du dedans-dehors. Qui suis-je à présent et quelle place puis-je me faire dans cette société (…) et surtout quelle place identitaire et imaginaire, ou pour le formuler autrement comment vais-je contribuer à transformer l’imaginaire d’ici? »

L’exercice de géolocalisation se fait existentiel.

Ici, qui êtes-vous?

 

Référence : Robin, Régine, La Québécoite, WYZ, 1993.

Maisons mobiles

 

maisons moveesEn équilibre sur la remorque d’un camion, une maison de colonisation typique du Plan Vautrin.

L’image est tirée du film de Pierre Perrault, Un royaume vous attend.

Ce documentaire tourné en 1975 donne la parole à Hauris Lalancette, un cultivateur de Rochebaucourt impliqué dans le mouvement des paroisses marginales. Dans les années 70, les habitants de plusieurs villages de l’Abitibi-Témiscamingue désertent massivement des rangs peu fertiles : soit ils partent travailler sur les chantiers de la Baie James, soit, poussés par les politiques gouvernementales à se rapprocher des centres urbains, ils font mover leurs maisons.

Tandis que les cultivateurs « résistants » s’échinent sur de mauvaises terres, des terres arables sont utilisées pour planter des arbres. En contrepoint, l’image d’un vieil homme défrichant à la main une de ses terres fait surgir le souvenir des colons qui, une génération plus tôt, sont venus « faire de la terre ».

La circulation des maisons rythme le film de Perrault, qui met en regard différents points de vue sur le territoire abitibien : d’un côté, un discours bureaucratique qui définit le territoire en fonction de considérations économiques, de l’autre, la parole de ceux qui se battent pour habiter ce pays que leurs parents ont défriché.

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déménagement MalarticLe film L’or des autres, de Simon Plouffe, donne à voir un autre bal de maison movées.

Le contexte est tout autre. En 2008, l’exploitation du projet Osisko a entraîné le déménagement d’un quartier entier de la ville de Malartic.

À la lecture du livre d’Alexandre Faucher, De l’or…et des putes?, on comprend que ce déménagement peut être perçu comme un prolongement paradoxal des hésitations politiques entourant la naissance de la ville de Malartic et du squatt de Roc d’Or, lors de la découverte du gisement  de Fournière.

Le squatt de Roc d’Or fut détruit en 1943. La réorganisation urbaine qui en découla privilégia la ville de Malartic.

Soixante-dix ans plus tard, la reprise de l’exploitation aurifère, cette fois sur le mode de la mine à ciel ouvert, eut pour effet de déplacer les résidents du quartier sud de la ville, un quartier situé au-dessus du gisement aurifère et précisément développé à la suite de la fermeture de Roc d’Or.

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Ces images sont issues de contextes fort différents mais elles témoignent toutes deux d’un espace géographique où, bon gré mal gré, les rêves sédentaires se mettent à nomadiser.

À la croisée de l’initiative personnelle et des choix politiques d’occupation du territoire, ces maisons « mobiles » parcourent un territoire qui se reconfigure le temps d’une ou deux générations. L’imaginaire du « front pionnier » resurgit alors, l’ « ouverture du pays » se voyant réévaluée quelques décennies plus tard.

On se saurait dire si ce sont les maisons qui bougent, ou le territoire qui glisse sous elles. Comme si l’ancrage en un point de la carte était aléatoire, rendant caduque toute métaphore d’enracinement. Comme si le rapport au territoire était lui-même mouvant.

Dans un article paru dans l’ouvrage collectif Territoires, Christian Morissonneau défend l’idée d’une territorialité québécoise caractérisée par la mobilité, particulièrement dans le cas des fronts pionniers de colonisation, dont il analyse les mouvements de population entre le 19e et le 20siècle : « Le lieu par excellence où le Québécois s’est fixé n’est pas un point dans l’espace. On a trop écrit sur la paroisse. Le véritable lieu de la durée est plus temporel que spatial : c’est la famille. (…) C’est elle qui constitue le véritable réseau de migration, intégrant l’individu où qu’il aille, invitation à partir sans dépaysement trop grand, car on demeure en famille, c’est-à-dire entre soi, même chez les autres…C’est elle qui constitue le véritable petit pays, le pays mobile, celui qui fonde la solidarité et nie la géographie. »

L’analyse présente l’intérêt de faire apparaître une territorialité québécoise de passage, la mobilité se comprenant dans un cadre mobile-sédentaire où la famille reste une référence identitaire stable.

Cette interprétation donne aussi une autre dimension aux maisons movées, qui incarnent de manière saisissante cette « sédentarité mobile ». Au-delà du contexte des déménagements, les trajectoires des maisons de Rochebaucourt et de Malartic se chargent d’une histoire culturelle. Elles s’inscrivent dans un espace-temps où les êtres sont mobiles et les terres mouvantes.

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Ces maisons lancées sur les routes emportent avec elles de nombreuses histoires.

On se prend à imaginer la vie de leurs propriétaires, les conditions dans lesquelles s’est prise la décision de partir, les deuils, les nouveaux espoirs…

Une galerie de personnages apparaît : ceux qui partent, ceux qui regrettent d’être partis, ceux qui s’accrochent à leur maison et à leur lutte. Il y a aussi les déménageurs de maisons.

Mais ces maisons ne racontent pas que des histoires de famille.

Elles disent aussi une histoire collective dont on ne sait si elle se répète ou si elle bégaie, une histoire qui se corrige et se réécrit le temps d’une vie humaine.

Références:
Faucher, Alexandre, De l’or… et des putes?, collections Mémoires vives, Éditions du Quartz, 2014.
Morissonneau, Christian, « Les territorialités de passage, le village mobile et les terres mouvantes », in Territoires (sous la direction de Laurie Turgeon), p.143-153,  PUL, 2009.

D’ici, de là – Lignes de partage

Ligne de partage des eaux : frontière, lieu de rencontre, de divergence.

Là où les eaux se séparent : le premier sens donné au mot algonquin Abitibi lorsque je suis arrivée à Rouyn-Noranda. Celui qui s’est imprimé en moi, malgré les autres hypothèses étymologiques entendues depuis.

Lignes de partage : un titre pour ce blogue que je vois comme une rêverie géographique et poétique inspirée par ce territoire que je parcours depuis maintenant dix ans.

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Voici le journal de bord d’un « voyage stationnaire » que j’entreprends sur ma terre d’adoption. Je repasserai par des lieux connus en tentant de retrouver le regard de la voyageuse. Je vagabonderai sur ce territoire en me nourrissant de ma conscience de l’habiter.

Comme immigrante, j’ai appris à déchiffrer ma nouvelle réalité pour m’y adapter. D’essais en errances, j’ai éprouvé mes propres frontières en découvrant une nouvelle géographie, à la fois physique et imaginaire.

Comme auteure, je puise à un réservoir de mythes et de symboles collectifs.

Je me mets aujourd’hui au défi de réunir ici les images qui m’inspirent et nourrissent mon processus de création. Je me propose ainsi de partager une expérience subjective, et, peut-être, de contribuer à cartographier les fragments d’un imaginaire partagé.

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Lignes comme lignes de force.

Partage comme mise en commun. Comme division peut-être aussi.

Ce blogue est un espace de rencontre, une invitation à l’échange d’idées.

Au plaisir de vous lire.