Colons contemporains

Il y a des jours comme ça où tout semble frappé de fausseté. Le réel s’ébrèche et on se surprend à considérer sa vie comme une fiction.

Le 9 août 2010, comme tant d’autres, j’ai vu se jouer une curieuse scène sur l’écran d’une télévision.

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Image extraite du film L’Or des autres, de Simon Plouffe

Ce jour-là, au téléjournal, on a vu deux agents de la Sécurité du Québec traîner Ken Massé hors de chez lui.

Comme d’autres, j’avais entendu parler dans les médias de ce résident de Malartic. Je savais qu’il refusait obstinément de quitter sa maison, située sur le futur site de l’une des plus grandes mines d’or à ciel ouvert du Canada.

De Malartic, je ne percevais que des échos lointains et incompréhensibles.

C’était tout de même étrange de penser que la compagnie minière avait commencé à relocaliser certains habitants du quartier Sud de Malartic, avant même d’avoir obtenu du gouvernement l’autorisation d’exploiter le gisement. C’était digne du Far West. Ici, ça semblait pourtant aller de soi. C’était une vieille habitude, quelque chose comme une fatalité. Au-dessus de la loi de Dieu, la loi des Mines.

C’était pour le moins absurde de penser que le sous-sol d’une propriété pouvait (re)devenir un espace industriel sous les pieds des citoyens, malgré leur présence. À la verticale, la propriété privée (re)devenait pure convention.

Certes, lorsque Ken Massé fut expulsé de chez lui manu militari, l’exploitation du projet aurifère avait été autorisée. La procédure d’expropriation était légale, l’éviction du citoyen récalcitrant était justifiée d’un point de vue administratif. Affaire classée.

Mais comment comprendre que des représentants des forces de l’ordre puissent interpeller des citoyens chez eux au nom de l’intérêt d’une compagnie privée ?  C’était pour moi un non sens-absolu. Pire, une trahison .

C’est peut-être à ce moment-là que j’ai commencé à me demander sérieusement où je me trouvais (ICI).

J’avais jusqu’alors pensé que j’étais une citoyenne comme les autres, mais les images de l’éviction de Ken Massé m’avertissaient que je pouvais en tout temps être mise au ban, évincée de ce que je croyais être mon domicile, ma communauté.

C’était Ken Massé, c’était moi, c’était nous.

*

Il faut écouter la conférence qui suit, ce « Portrait du Québécois en colon » dressé par Alain Deneault.

Dans les ouvrages Noir Canada et Paradis sous terre,  Alain Deneault a mis en lumière la législation de complaisance qui a fait du Canada un paradis fiscal pour l’industrie minière.

Sa réflexion s’étend au poids de l’héritage colonial canadien sur la culture politique québécoise, particulièrement dans le domaine des relations avec les multinationales.

La prémisse de cette réflexion est que le Canada est une colonie, une souveraineté privée, « un Congo de Léopold II réussi ». Une colonie, c’est une région administrative satellite gouvernée en fonction de considérations économiques. Dans un tel contexte, les villes sont créées avec le dessein d’alimenter des marchés extérieurs. De ce point de vue, Malartic n’existe que par ou pour l’exploitation de l’or. Dans sa conférence, Alain Deneault décrit justement les citoyens de Malartic comme des citoyens mis au défi de défendre leur autonomie politique dans une ville qui est le fruit d’une « généalogie industrielle et coloniale ».

Dans le système colonial, il y a les colonisateurs, les colons, les colonisés. Au Canada, les colonisés sont les Premiers Peuples. Les Canadiens-français puis Québécois, à titre de main d’oeuvre soumise au service du projet colonial de spoliation des « ressources », sont des colons – au même titre que les Canadiens-anglais, même si un rapport de force politique et économique s’est historiquement instauré entre ces différentes catégories de colons.

L’intérêt de la réflexion d’Alain Deneault est, entre autres, de situer les outils de réflexion sur les luttes sociales québécoises dans le contexte d’un « transfert culturel » de l’Europe à l’Amérique. Il semble que l’impensé de cette transposition culturelle, ce soit le colon. Tandis que, depuis la Révolution tranquille, la réflexion politique québécoise s’est abondamment référée à la figure du colonisé théorisée par Albert Memmi, il semble bien que le portrait du colon reste tout entier à faire.

 

*

Ce que l’éviction de Ken Massé rappelle, c’est la condition intrinsèque du colon, particulièrement dans ce Nord québécois, ce front pionnier au développement si récent. On est ici sur la ligne de front de l’exploitation des ressources. Difficile de se voiler la face devant cette réalité coloniale.

Le colon est avant tout main d’oeuvre. Si ses enfants et petits-enfants croient habiter le lieu où ils sont nés, ils peuvent à tout moment (re)devenir des squatteurs occupant illégalement un site industriel.

Le colon a pu momentanément tirer profit de ce système de prédation des ressources (peaux, bois, minerais…), mais s’il entrave l’exploitation de ces ressources, il peut être exclu de la communauté des colons, perdre la jouissance de son lieu de vie, être dépossédé – lui qui possédait si peu.

Je crois que ce portrait du colon, dont Alain Deneault jette courageusement les bases, devra prendre en compte la question du lien social (ou de son absence) devant le sacro-saint développement économique – Rappelons que chaque soir, au téléjournal de l’Abitibi-Témiscamingue, on célèbre avec candeur la bonne nouvelle économique, cet évangile contemporain.

*

Ce portrait du colon, c’est un autoportrait en colon.

Cet autoportrait, c’est peut-être le point de départ d’une relecture critique des discours qui nous masquent notre réalité coloniale et nous empêchent d’agir sur elle.

C’est peut-être une occasion de relire et redire les rapports de force avec les colonisé(e)s et les puissances colonisatrices.

Se relire et  se redire pour mieux se nommer.

Peut-être le début d’une autre façon de se penser comme Québécois(e)s.

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2 réflexions au sujet de « Colons contemporains »

  1. J’ai aussi adoré cette conférence. il y a là le début de quelques chose. Un possible changement de paradigme, diraient certains. Mais encore faut-il que les « Québécois », et je pense aux nationaleux du repli identitaire, acceptent et assument… Non?

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    • Je crois personnellement – et bien humblement- que tout est affaire de récit. Ce nouveau paradigme dont vous parlez m’apparaît aussi comme un changement narratif qui replace le Québec dans l’histoire des Amériques, sous un angle post-colonial. L’avantage de l’approche de Deneault est d’introduire une polyphonie , et de questionner l’origine des récits auxquels parfois chacun et chacune peut être tenté(e) de s’accrocher, sans forcément en questionner l’origine. Je vois une sorte de « crispation narrative » dans tout repli identitaire…Tout mon parcours d’immigration m’a enseigné que questionner le récit collectif dans lequel nous nous inscrivons, c’est aussi nous « réécrire » nous-mêmes… Merci de votre commentaire!

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