Madame,
Cette lettre pourra sembler tardive, vaine, insensée. Pourtant je sens le besoin de vous l’adresser, en dépit de l’espace et du temps qui me séparent de vous.
L’histoire littéraire est cruelle aux femmes, et si quelques rares anthologies de littérature québécoise vous mentionnent, c’est pour vous qualifier d’écrivaine voyageuse.
Voyageuse. Comme une touriste en quête d’exotisme, peut-être.
Votre séjour de seize ans au Québec, l’écheveau de vos amitiés littéraires de part et d’autre de l’Atlantique, tout cela n’y aura rien fait. On a certes nommé le lac Marie-Le-Franc en votre honneur, mais vous serez restée une étrangère. On ne vous aura pas pardonné d’être retournée en France finir vos jours. Vous n’êtes pas devenue d’ici.
On a trop parlé de votre vie privée, de cette correspondance avec Arsène Bessette qui vous poussa à quitter votre Bretagne natale, de cette promesse amoureuse qui s’échoua abruptement sur le quai de la gare de Montréal.
Qu’importe. La traversée était accomplie. Ce rendez-vous manqué vous ouvrit les portes du continent.
Voyageuse.
En 1933, à l’ouverture de la colonie de Rollet, vous accompagnez un groupe de colons venus de l’Outaouais. Vous passez plusieurs semaines avec ces damnés de la Grande Dépression. Vous vivez à leurs côtés l’indigence, la maladie, la faim. En 1934, vous publiez La Rivière solitaire.
La même année, l’abbé Proulx filme la fondation de la paroisse de Roquemaure en vue de ce qui deviendra son édifiant En pays neufs. Les colons y sont édentés mais souriants, démunis mais déterminés, et surtout terriblement muets. En voix off, l’abbé Proulx monopolise la parole. Comme en chaire, il énonce le discours officiel de la colonisation. C’est bien commode, un colon silencieux.
Dans La Rivière solitaire, vous mettez en scène des citadins désorientés, mal préparés à leurs nouvelles vies de cultivateurs. Sous votre plume, les colons sont mélancoliques, traversés de doutes, parfois portés à la révolte. Vous faites entendre les craintes de ceux qui deviendront, bon gré mal gré, des pionniers. Vous pressentez que tous ne parviendront pas à se bâtir un royaume.
On pourra objecter que les colons de Rollet s’installèrent dans le cadre du plan Gordon, tristement célèbre pour sa désorganisation, tandis que la colonie de Roquemaure fut créée à l’époque du plan Vautrin, qui encadra de manière plus stricte l’installation des colons.
Là n’est pas le propos. D’un côté, il y a la propagande, et, de l’autre, la parole de ceux que l’on a fait taire. Je ne vois nulle épopée dans La Rivière solitaire. Vous conférez aux colons une intériorité, une grandeur d’âme qui s’exprime dans un quotidien à inventer comme depuis une table rase.
L’abbé Proulx filme les arbres du haut vers le bas en signe annonciateur de la victoire de l’homme sur la nature. Pour faire de la terre, on ne reculera devant rien.
Votre regard européen fait paysage. Dans La Rivière solitaire, la nature se fait le miroir des âmes. Les humains traversent des étendues insondables et sont eux-mêmes traversés par ce Nord mystérieux, qui fait écho à l’incertitude de leur sort.
L’intrigue de votre roman peut sembler complexe. Elle se fonde sur les trajectoires croisées de la jeune Rose-Aimée et de l’infirmière de colonie Anne Bruchési. Vous vous attardez à la transformation de ces deux jeunes femmes, à un âge où il s’agit pour chacune de trouver mari et de prendre place dans la société. Votre roman décrit leurs quêtes amoureuses alors qu’elles cherchent à commencer une vie d’adulte dans une communauté naissante. C’est peut-être ce qui lie le plus profondément le destin de ces personnages à celui de leur communauté : l’esprit de recommencement.
Cela ne ressemble à rien. En tout cas, certainement pas aux canons de la littérature officielle de l’époque. Dans La Rivière solitaire, on ne reconnaît pas les bons vieux Pays d’en haut. Contrairement à votre illustre prédécesseur, Louis Hémon, vous ne vous référez pas à une typologie de personnages inspirés par l’idéologie de la survivance. La communauté que vous mettez en scène est disparate, métissée. Vous la dépeignez comme une « tribu errante » formée d’ouvriers ruinés, de hobos et d’immigrés de passage. La colonie est administrée par des prêtres et des commis souvent dépassés par l’ampleur de la tâche.
Vous préférez l’observation psychologique et sociale aux codes du roman du terroir. Ceux-ci vous concernent-ils seulement ? Vous vous adressez à un public français, comme en témoignent les notes de bas de page de votre roman. Vous n’ignorez pas que, dans le contexte des années 30, le regard que vous portez sur ce Québec du front pionnier est par définition subversif, puisqu’il se situe en marge du discours idéologique qui fonde « l’ouverture » de ces « pays neufs ». Votre roman est ponctué de commentaires discrets qui ne laissent aucun doute sur votre distance envers les discours officiels, que ceux-ci émanent des médias ou des élites de l’époque.
Vous êtes alors illisible, inaudible.
Irrécupérable, assurément.
Vous n’entrerez pas dans l’histoire littéraire québécoise, sinon comme la représentante d’une littérature mineure. De l’autre côté de l’Atlantique, un lycée de Lorient sera nommé en votre honneur. Mais qui se souvient de vous?
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour souligner votre contribution littéraire à l’imaginaire du Nord québécois. Une contribution d’autant plus remarquable que vos héroïnes sont d’inestimables contrepoints aux incarnations du « héros nordique », cet homme blanc tantôt colonisateur, missionnaire, explorateur.
Voyageuse.
Quand je regarde cette photo de vous dans la forêt, le béret vissé sur la tête, entourée d’hommes et prête à embarquer dans un canot pour une randonnée, le qualificatif « voyageuse » prend la même noblesse que son équivalent masculin et vous fait accéder à la tribu des aventuriers accourant à leurs épousailles avec le territoire.
Je me plais à penser que si La Rivière solitaire compte deux personnages principaux, c’est que chacun d’entre eux symbolise une partie de vous. Rose-Aimée traduit votre amour pour cette nature que vous avez décrite comme nulle autre à votre époque. Rose-Aimée est l’incarnation de la rivière solitaire, elle est le paysage du Nord fait femme. Elle finira par s’enraciner sur cette terre difficile.
Sous les traits d’Anne Bruchési, la jeune infirmière qui délaissera la colonie pour retourner à Québec, je vois cette part de vous tendant vers l’ailleurs, incapable de se résoudre à se fixer en un lieu unique.
La séparation des deux femmes, à la fin du roman, m’apparaît comme la marque d’une appartenance migrante, la trace d’une identité double, duelle.
Voilà la rêverie que je vous tends aujourd’hui. Vous ne pourrez confirmer cette supposition. Et je ne révolutionnerai pas l’histoire littéraire avec mes hypothèses.
Si je vous écris, par-delà les ans et la mort, c’est qu’il m’importe de penser ce lieu d’où vous avez parlé.
Il est rassurant de savoir que d’autres avant nous ont parcouru les mêmes chemins.
Lorsque je doute de ma parole, je me rapporte à vos textes inclassables, à votre discrète détermination. Et je m’accroche aux pistes que vous avez laissées derrière vous, le long de votre inlassable randonnée.
Hélène Bacquet
Balises bibliographiques
Daniel Chartier, « Au Nord et au large. Représentation du Nord et formes narratives », in Problématiques de l’imaginaire du Nord en littérature, cinéma et arts visuels, Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires, coll. « Figura », 2004.
Ducrocq-Poirier, Madeleine, Marie Le Franc au-delà de son personnage, collection Jadis et naguère, éditions La Presse, Ottawa, 1981.
Le Franc, Marie, La Rivière solitaire, FIDES, collection Nénuphar, Ottawa, 1957.
Lucas, Gwenäelle, « Des réseaux locaux au réseau global: le projet de Marie Le Franc (1906-1964) », Études littéraires, vol. 36, n° 2, 2004, p. 71-90.
Nadeau, Amélie, « Domination et passivité, L’image de la femme dans Hélier, fils des bois, de Marie le Franc et Le Gardien des glaces, d’Alain Gagnon », Posture n.6, dossier Littérature québécoise, printemps 2004.

Louis-William Graux, illustration de l’édition originale de La Rivière solitaire
Chère Hélène,
Je pense bien au contraire que ta lecture de Marie Le Franc rénove l’histoire littéraire.
Ton lecteur fidèle et admiratif de ta prose et de ton intelligence,
Richard
P.S. Revoir la notice bibliographique de l’étude de G. Lucas. Il y a je crois une coquille.
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Merci à toi, fidèle lecteur et précieux interlocuteur.
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