À l’époque, j’écoutais avidement la radio.
J’écoutais Radio Canada – bien avant que la station ne soit renommée Ici Radio-Canada, avant que les antennes régionales ne se voient menacées par les coupures dans les budgets de la société d’état.
La radio était ma voie d’accès privilégiée à ma terre d’adoption, ce microcosme à découvrir, ce continent à explorer.
Le samedi matin, le radio-réveil s’enclenchait et les nouvelles métropolitaines se déversaient sur mon inconscient. Ralenti par un demi-sommeil, mon cerveau faisait l’effort de me ramener à l’ici et maintenant :
HÉLÈNE 1
Où suis-je?
HÉLÈNE 2
Tu te trouves dans ta chambre, dans ta maison, au Témiscamingue. Tu te souviens? Ton départ de la France, l’immigration, tout ça…?
HÉLÈNE 1
Oui, oui, c’est bon. Mais pourquoi est-ce c’est Joël Le Bigot qui parle à la radio? C’est la voix que j’entendais le matin quand je vivais à Montréal.
JOËL LE BIGOT
Merci…Meeeeeerci Francine Grimaldi….c’est teeeeeerminé.
HÉLÈNE 2
En Abitibi-Témiscamingue, l’antenne locale ne diffuse pas d’émission la fin de semaine. La programmation switche automatiquement sur celle de Montréal.
HÉLÈNE 1
Euh, pardon, tu as dit « switche »?
HÉLÈNE 2
Oui, ma chérie, ça s’appelle la plasticité neuronale. Tu vas voir, tu vas penser en québécois, tantôt, ça va t’arriver d’un seul coup, drett’ de même. (Son de claquement de doigts)
HÉLÈNE 1
Ah, d’accord… mais quand est-ce que je vais entendre les informations locales?
HÉLÈNE 2
Lundi matin, on te fera un résumé de ce qui s’est passé dans la région cette fin de semaine – ce week-end, si tu préfères. Bon, allez, debout ! L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.
Durant ces courts instants de vertige, il me fallait passer par une sorte d’ajustement pareil à celui effectué par les téléphones dits intelligents : une étape de géolocalisation. Ce doute matinal sur ma position sur la map a sans doute fait en sorte que l’adverbe ici a pris de l’importance dans ma réflexion d’auteure migrante.
Ici, où êtes-vous?
*
Il y a quelques années de cela, l’auteure-compositrice-interprète Marie-Hélène Massy Emond m’a invitée à une soirée de poésie en marge du lancement de son album Qui vive. Pour l’occasion, j’ai composé le texte suivant, On passera l’hiver.
Ici est un point dans l’espace
Ici se révolutionne immobile
Au levant le crépuscule bascule dans l’aurore
Des aigles pendent circulaires au skyhoock
Ici donne le vertige vu d’en bas
Ici redit le nom de capitaines d’armées étranges
Vaincues bien loin d’ici
Répète le nom de contrées en miroir
De l’autre côté d’une mer sans tain
Ici s’agrippe à ailleurs
Ici troque son nom
Pour des breloques
De femmes de ministres
Ici monnaie sa fausse virginité
Fait sa terra nova au plus offrant
On nous a peint un ciel en or
Un ciel comme un jour de sacre
Un ciel de gravure un ciel de cathédrale
Un ciel d’acte de foi
On nous a dessiné une vue de l’esprit
Des chemins battus de petites épopées de grandes misères
Des cantons des claims au cordeau
Mais ici
Cherche ses noms
Encore
Ici veut se rappeler à lui-même
Sans fiction sans accroire
Ici veut se voir ailleurs que dans le reflet d’un écran noir
Faute de temps d’antenne la fin de semaine
Ici veut se dire
Sans trembler à l’idée que la mine ferme et qu’il faille renaître encore
Pour des miettes et du petit pain
Le ciel s’enfièvre
Les quatre vents colportent la faillite du monde l’odeur du sang
Les morts en direct
Pendus pendant aux graphiques de la Bourse
Les pas des marcheurs mus par la colère
À la radio le marché du rachat des bijoux en or explose il faut éviter les pièges
Ailleurs la peur prospère
Ici en symétrique
On peut danser en attendant
Sur la même corde funambuler inverses
Et se griser à la poussière de quartz
Ici remue
On se blottit
Sur la toile la contagion les volumes d’échange et la perte de confiance
Un grand cheval nerveux se cabre dans le ciel des valeurs refuges
Le monde répand sa houle en vaguelettes jusqu’ici
On se blottit sous la pleine lune
On espère construire une maison
Faire sécher au soleil glacé des lavages de famille nombreuse
Le monde est suspendu à la corde des enfants tournant sous leur poids
Un enfant s’élance et flotte
Un vieillard atterrit
On passera l’hiver
Dans nos maisons d’argile ballotées par le gel
On passera l’hiver
A écouter le monde rugir à voix basse
On guettera les outardes et leur glissade
Sur des rails magnétiques
Alors
On se rappellera le printemps
On fera un herbier des noms de lieux oubliés
On colligera toutes les buées et toutes les flammèches
On démêlera les rais de lumière pour en nommer les couleurs
On réapprendra l’art du feu
On se réchauffera à des milliards de big bang miniatures
En regardant la braise du monde se défaire et se réinventer
Tandis qu’ici incandescent reprendra sa place
Sous nos mains
La première version de ce poème a été publiée en 2012 dans le numéro 16 de la revue La Passe, éditée par Philippe Blondeau et Tristan Félix (France).
*
On passera l’hiver est pour moi le poème liminaire d’une cartographie très personnelle, à mi-chemin entre le paysage et l’autoportrait.
La cartographie d’un imaginaire mouvant, d’une déconstruction de soi ailleurs, d’une reconstruction de soi en autre.
Dans sa postface à la réédition de La Québécoite, Régine Robin écrit:
« Et puis, bien entendu, l’écrivain migrant est aux prises avec son pays d’origine, qu’il l’ait quitté pour des raisons politiques, économiques, ou tout simplement personnelles. Il lui faut faire un certain travail du deuil, ou un réaménagement mémoriel. Ce travail n’est pas simple et c’est souvent pour cela qu’on se met à écrire. Pour se supporter ailleurs, pour creuser en soi une certaine altérité, pour domestiquer la nostalgie et mettre à distance l’inquiétante étrangeté du dedans-dehors. Qui suis-je à présent et quelle place puis-je me faire dans cette société (…) et surtout quelle place identitaire et imaginaire, ou pour le formuler autrement comment vais-je contribuer à transformer l’imaginaire d’ici? »
L’exercice de géolocalisation se fait existentiel.
Ici, qui êtes-vous?